Préface d'Eva Kristina Mindszenti
 
Ecrivain, encre de chiniste et photographe, Eva Kristina Mindszenti a reçu en 2007 le prix Anna-de-Noailles de l'Académie Française pour son premier roman, intitulé "Les Inattendus" (Stock).
En juillet 2009, après avoir lu un manuscrit qui s'intitulait alors "Le roman de Salamanque", elle en a rédigé une préface.
 
 
Imaginez une ville. Dans cette ville, il y a une cathédrale. Haute, blonde. C’est la couleur de la pierre, ici.
Depuis des siècles, elle voit, entend. Sait tout ce qu’il y a à savoir sur cette ville. Sur ceux qui l’habitent. Qui marchent, courent, tombent, meurent dans ses rues, sur ses places, sous ses ponts. Le long de la nef et autour du chœur, ses vitraux miroitent, capturant les couleurs humaines. Pas celles des vêtements ou des drapeaux. Mais des pigments cachés par les chairs.
Le rouge expose le sang, bouillonnant dans les têtes. Le bleu, les hématomes des cœurs. Le jaune, les effets du soleil qui écrase les corps. Il fait si chaud, dans cette ville. Ça pourrait rendre fou. Ça expliquerait beaucoup de choses. A la jonction des carreaux, du plomb noir barre parfois la vision, et on comprend mieux les ténèbres de certains regards.
Dans cette ville. Fichés sur des vitraux. Les saints ont beaucoup de travail. De prières à formuler, de passions à pardonner. Par-dessus leurs suppliques: les gargouilles veillent.
Assises, immobiles. Depuis des siècles, au faîte de la cathédrale. A la cime de la ville. Elles ne s’ennuient jamais, ici. Il y a tant à voir. A entendre. Tant d’espoirs et de déceptions. Tant d’ivresses. De peines, de cris, de baisers. De fêtes infinies, de drames répétés. Moins raides et plus sportives, elles offriraient une ola à la corrida au sol. Mais elles préfèrent attendre la pluie, pour cracher sur la ville.
L’eau versée du ciel pour laver les rues, l’eau créée pour fraîchir âmes et corps, l’eau de pluie traverse leurs gorges fangeuses et asperge la cité de débris sales et gris. Les gargouilles ont le sens de la farce. C’est leur plus grande qualité.
Les jours secs, leurs gueules béantes s’abreuvent des chuchotis montant de la ville et les reversent au-dedans, dans l’espace pur de la cathédrale, jusqu’aux oreilles des saints, sur les vitres. Faute de pluie pour jouer: elles ne détestent pas les surcharger de travail.
Toute la journée. Toutes les nuits. Les saints absolvent et les gargouilles rient. Depuis des siècles. Ce que voit cette cathédrale. Ce qu’elle sait. Ce qu’elle entend : c’est le roman de Salamanque.
 
 
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